La caissière du Nova
Elle a les yeux, les voix, les sourires, les cheveux, les bouches et les ongles de toutes les femmes de l'univers.
Les spectateurs ont les cheveux, les yeux, les bouches, les sourires, les mains et les voix de tous les hommes et toutes les femmes de l'univers aussi.
Qu'elles soient belles ou laides, ni elle ni eux n'ont de jambes, enfin, pas vraiment.
Fade ou rieur son visage se résume à un regard tantôt brun tantôt bleu et à une bouche plus ou moins fardée ; sa poitrine, à une promesse, belle, ou une menace, lente. Le reste de son corps est perdu dans le trou béant qui gît aux pieds de la chaise sur laquelle elle trônera doucement peut-être, jusqu'à ce que l'ennui, vienne, ou que la terre molle l'engouffre tout à fait.
On pourrait la croire, posée délicatement là de toute éternité, inamovible, comme née dans cet endroit où elle aurait grandi par inadvertance et où elle serait restée, faute de savoir quoi faire de ses heures ou de sa vie.
Des nuits, entières et des jours, entiers, là.
A la caisse du cinéma Nova.
Dans sa cabane d'infortune aux parois de plastique - flanquée de deux néons bleus qui n'attirent pas toujours les clients qu'il faudrait - elle ne sait quand viendra la fin du monde mais connaît l'indice lacrymogène du film, la topologie des lieux tels qu'on les lui a décrits, le degré d'hygrométrie de la salle et la pesanteur moite des pas dans la nuit.
De toute façon, après la fin du monde, elle sera encore là.
Alors la vie, tel un sourire amer, continuera encore.
À part cette question elle a réponse à tout, presque, c'est son métier qui veut ça. Et quand elle ne sait pas elle invente, l'ouvreur lui a montré. Il lui a aussi appris comment tricher sur la caisse pour qu'ils puissent partir aux Bahamas la semaine prochaine, tandis que lui économise ses pourboires pour le taxi.
Un jour après l'autre tout son univers est résumé là, dans sa guérite où s'engouffrent le moindre vent et les haleines avinées, enfumées - ou fraîches ! - qui se collent de plus ou moins près à l'hygiaphone dénudé tel un bonbon à la violette.
Un jour après l'autre des troncs vont et viennent qui lui demandent des tickets, dans toutes les langues de l'univers ou presque, ce qui ne lui laisse pas beaucoup de temps pour tricoter.
Ce qu'ils font ensuite, des tickets jaunes et des tickets rouges, elle ne le sait pas, son pouvoir s'arrête là, aux portes de l'illusion et de l'éphémère ; elle monte la garde, n'a jamais l'occasion d'entrer, juste celle d'observer : des sourires mous ou énergiques, des mains fines ou abîmées, des soucis d'argent, des essais de resquillage, des bouches grandes ou belles, bavardes ou bien muettes, des cheveux plus ou moins bien coiffés, des yeux qui osent ou d'autres qui la fuient, le choix ne manque pas, elle voit passer tous les hommes et toutes les femmes de l'univers. Ou presque.
Vers une vie rêvée.
Et c'est tout juste si elle ose respirer.
A la place des portes du royaume de longues langues de plastique gris lèchent le sol carrelé et s'écartent subrepticement lorsqu'un tronc, voire plusieurs, les écarte pour se permettre d'entrer, ou de sortir peut-être. Au delà...
Mais au delà elle n'ose pas.
Sa vie, ici, à la caisse. Inévitablement.
Le soir, quand les néons bleus sont allumés, ils se reflètent joliment dans les longues langues de plastique gris, à la verticale ou bien en V, ou encore en lignes horizontales bosselées et échevelées qui pourraient ressembler furtivement à un électrocardiogramme. D'ailleurs, c'est toujours à ce moment-là que son cœur se met à battre plus vite.
Puisque c'est l'heure où IL arrive.
Au début il venait sans rien. Malgré tout elle avait remarqué ses yeux, remarqué sa bouche, remarqué ses mains. Et ses cheveux tordus comme des fils de blé.
Puis, petit à petit, il s'est mis à lui apporter une fleur, ou un chocolat - l'unicité peut avoir son charme - parfois même un billet de loterie pour qu'ils puissent partir tous deux à Mont sur Marchiennes pour un ouikende en amoureux.
Il devrait se méfier pourtant. Elle aussi d'ailleurs. Peut-être ont-ils tous deux de très vilaines jambes en dessous des troncs qu'ils exhibent si amplement, et que lorsqu'ils s'en rendront compte il sera trop tard, trop.
Petit à petit il s'est enhardi. Au début il la regardait de ses grands yeux vert menthe, il lui souriait, souriait. Seulement il lui souriait. Puis il enfonçait légèrement son corps entre les langues de plastique qui l'avalaient comme elles en avaient avalé anonymement tant d'autres. Au sortir du film il traînait un peu devant la caisse, regardait autant les affiches qu'il la regardait, elle, puis il partait et elle devait attendre une semaine avant qu'il ne revienne.
Graduellement il s'est mis à venir plus souvent - quitte à revoir cinq fois le même film - et aussi à oser lui parler comme l'on écoute une chanson triste.
Leurs bouches, ouvertes, des deux côtés de la paroi, elles articulent des sons, sans doute.
Aussi des mots, difficiles, à comprendre.
Un jour, lorsqu'elle lui a rendu la monnaie et poussé son ticket jaune par l'emplacement prévu à cet effet, leurs doigts se sont effleurés et elle en a perdu le sommeil deux nuits au moins parce que c'était lundi et que les mardis et mercredis le Nova est fermé. Quand il est revenu, le jeudi, il a même osé poser quelque temps le bout de ses mains sur ses ongles rouges sang et elle a soupiré.
Une semaine plus tard il a collé ses beaux yeux vert menthe et sa bouche en queue de cerise très près de l'hygiaphone dénudé tel un bonbon à la violette, et l'on aurait cru un passager clandestin guettant par le hublot les mouettes venues se poser sur les crénelures des vagues.
Mais s'il vient à présent tous les soirs il ne vient tout de même pas à toutes les séances de tous les films. On ne peut pas attendre cela d'un homme, ce ne serait pas raisonnable.
Alors elle doit s'occuper autrement.
Et elle regarde passer d'autres yeux, d'autres bouches et d'autres mains, vend d'autres tickets et renseigne d'autres gens même si ce n'est pas tout à fait la même chose.
Pas tout à fait.
Par exemple, pour s'occuper, elle se concentre sur la bande son diffusée en plein dans ses oreilles dans le but explicite d'attirer mille et un hommes et femmes troncs de l'autre côté des longues langues de plastique gris afin de leur offrir des plaisirs qu'elle ne saurait imaginer puisqu'elle n'a jamais eu l'occasion d'entrer.
La bande son lui offre des phrases comme : Passez votre chemin, M. Platon, ou C'était un jour où il y avait énormément de vent, ou alors Le châtiment est l'affaire de Dieu, ou encore Elle s'est débattue.
Cette dernière phrase lui plaisait tant. Elle en rêvait. On aurait cru la promesse d'un bonheur torride.
Les mots si fiers, sans les images, mais faussés aussi.
Un jour, par hasard, elle apprit que là-haut tout en haut dans son autre guérite, le projectionniste avait trop chaud et ne voyait que les images, des films qu'il projetait dans une solitude ouatée propice à bien des pensées funestes.
Elle en bas, tout en bas qui avait froid à cause de l'hygiaphone béant tel un baiser triste, n'avait que le son. Ils se dirent qu'ils devraient peut-être unir leurs efforts afin d'essayer de recoller ces éclats de rêve morcelés éperdument.
Ainsi elle se mit à attendre impatiemment la fin de chaque séance.
Lui aussi coinçait sa tête à travers l'hygiaphone dénudé tel un bonbon à la violette. Que le reste de son corps ait froid le soulageait presque. Et que le trou béant tel un baiser triste soit obstrué pendant un laps de temps raisonnable lui permettait, à elle, d'avoir presque chaud et de rêver moins ; ou mieux...
Ainsi, tout était presque parfait alors qu'il lui disait, lentement comme pour une prière, les scènes et les couleurs étalées sur la toile blanche qu'il avait glanées pour elle du haut de son promontoire paisible.
Elle lui offrait conjointement les sons, les bruits, les rires et les voix qu'elle avait capturés spécialement pour lui avant qu'ils ne s'écoulent dans la nuit pâle et glacée comme elles le sont toutes lorsque l'on n'est pas, au cinéma.
La caisse du Nova tout à coup, un confessionnal superbe !
Puis un autre jour l'ouvreur eut une idée, alors qu'elle se lamentait auprès de lui parce que les sous-titres d'un film slovaque s'obstinaient à ne pas vouloir franchir les haut-parleurs, la plongeant dans un désarroi d'incompréhension vaste et putride.
Il lui suggéra de s'acheter un ticket rouge avec l'argent des Bahamas, le lui déchira très tendrement comme une caresse un soir d'été, lui offrit de la remplacer derrière l'hygiaphone béant tel un baiser triste, et l'incita à pénétrer au delà des longues langues de plastique gris afin d'atteindre la salle où elle pourrait profiter conjointement du son, des images et des sous-titres sans l'aide du projectionniste.
Avec d'infinies précautions et un émerveillement enfantin, presque, elle écarta les longues langues de plastique, gris, traversa le couloir un peu froid, écarta prudemment d'autres longues langues de plastique, noir cette fois - et par deux fois les langues - puis s'enfonça sans caramels ni chocolat glacé dans les vieux fauteuils de la vieille salle qui lui faisait penser à Beyrouth après la pluie.
Et elle aimait qu'il pleuve.
Aussi la touffeur de l'été.
La chaleur, abrupte.
Il suffisait d'y rêver.
Elle n'en revint pas ! En un même endroit et au même instant elle eut tout ce que l'ouvreur lui avait prédit, promis, y compris une petite vieille derrière elle qui répétait les sous-titres à voix haute, comme : Chapitre cinq, où Jakub rencontre la Pucelle Miraculeuse et aussi Votre femme, elle ne me fait même pas bander ! Elle aurait aimé que la petite vieille dise et redise Elle s'est débattue, d'une voix humide en haletant dans son cou, ou alors qu'elle répète A quel âge avez-vous eu vos premiers rapports sexuels ? Votre mère était-elle au courant ? mais elle n'était même pas sûre que ce soit des phrases de ce film-ci.
Elle en avait entendues tellement, des phrases, trop. Avant.
Et elle resta là, fascinée par un film dont - pour la première fois de sa vie peut-être - elle voyait les images en même temps qu'elle en entendait le son et en comprenait le sens.
Alors elle oublia, l'ouvreur le projectionniste les Bahamas, et même l'inconnu aux yeux vert menthe, son ouikende à Mont sur Marchiennes et sa main qui s'était furtivement posée sur ses ongles rouge, sang.
Publié dans le journal du cinéma Nova, Bruxelles
Quand l'ouvreur ne la vit pas ressortir, ni ce jour ni le suivant il eut - lui qui avait de tout temps brigué sa place - un sourire comme en lui-même qui dura tellement longtemps qu'il en oublia de tricher sur la caisse pour le voyage aux Bahamas.
Lorsqu'une fille aux yeux vert menthe vint coller son visage contre l'hygiaphone béant tel un baiser triste, c'est tout juste s'il la remarqua.
Pourtant ils sont bien beaux, certains visages, collés de très près contre la paroi.
Avec le tronc aussi.
Et les bras levés en l'air vers le ciel parfois.
Comme une crucifixion, brève.
© 1997, Edith Soonckindt - Bruxelles