Le faiseur de mauvais songes
Il était seul dans sa chambre aux persiennes vert nil et aux murs terre de sienne alors que des mots inconnus, insensés, jamais vus ni entendus, avaient jailli de ses yeux, mauves. Ile ramassa ceux tombés sur ses chaussures et les rangea derrière le miroir de guingois sur la cheminée.
Ses yeux, secs et ratatinés à présent, Ile les enleva pour s'étendre, Ile n'en n'aurait plus besoin de la journée. Puis dans sa tête Ile ouvrit un livre qui y avait poussé, LE livre, et il se mit à le feuilleter tout doucement, comme lorsque l'on parle à un enfant.
LE livre n'avait pas de pages, tout juste des pans d'eau tranquille où se reflétait sa vie, et Ile y vit, un bateau à la dérive sous des palmiers, des ventriloques tomber d'un canapé, des mottes de beurre sourire au soleil, des plumes s'éparpiller sous la pluie, puis une femme chanter un été. Ile passa la nuit ainsi, penché sur l'eau tranquille des images qui ondulaient.
Au matin Ile se souvint des mots qui lui avaient coulé des yeux la veille. Sans eux, bien sûr, Ile ne saurait trop les lire mais Ile se dit, quelle importance les mots, vrais, puisque je pourrais tout aussi bien en inventer d'autres, comme tous ces autres mots volés qui me poussent dans la cervelle.
Il y conservait de bien drôles d'idées d'ailleurs - fuite, vengeance, éternité - quelques recettes de cuisine, des factures impayées, et parfois des idées en mutation qui écloraient ou non selon la couleur de la journée. Ile se dit, un jour, ménage, tête, il faudra faire, mais il se rendit bien compte que ses idées n'étaient pas ordonnées.
Quand même se dit-Ile, il faudra que l'on sache, que j'ai toujours détesté les longs cheveux amassés en boule au fond du lavabo. Comme ceux qu'Elle avait... Ile essaya de ne plus trop y penser. Oui, c'est cela, et il ne faudra pas qu'ils oublient ; il faudra, même, que l'on inscrive sur ma tombe que rien d'autre n'aura vraiment eu d'importance. Et Ile se prit à rêver, d'une épitaphe où on lirait : Ici repose Ile qui détestait surtout les cheveux filandreux accrochés au fond des lavabos de fortune. PPL SVP. A y bien réfléchir se dit-Ile, l'on pourrait tout aussi justement écrire, Ici repose un homme qui n'aimait pas le céleri. Ou le foie, ou les poireaux, et tout cela serait éminement juste puisque la futilité est l'envers du vrai.
Les mots, c'est vrai ! se rappella Ile qui repartit les chercher. Comme Ile ne pouvait pas les lire, Ile décida de les parler, un à un, en les devinant selon l'odeur qu'ils auraient. Celui-ci, déclara-t-Ile en retirant le premier de l'enveloppe, m'a tout l'air d'être un ANE (le mot sentait la campagne). Et celui-là, hmmm, c'est sûrement une PIERRE (le mot l'avait coupé). Et sa nuit continua ainsi tandis qu'Ile s'amusait, à jongler avec des mots jaunes qu'Ile appelait SOIE, des mots sentant la pomme qu'Ile appelait JOIE, et des mots verts, TRISTESSE, des mots doux, IVRESSE, des mots sentant le caramel ou les égouts, quelle importance. Ile était heureux, malgré le mot en trop qui lui faisait l'effet d'un invité désirable un soir d'hiver alors que l'on s'ennuie tout seul sur un petit canapé.
Tous les mots s'étaient mélangés, les lettres aussi, et Ile en trépigna de joie. Ainsi l'alphabet ne serait plus jamais le même rien n'était jamais figé. Dans sa tête tout à coup le Z cotoyait le M, le B copinait avec le U, et qui aurait pu jamais imaginer que le A s'éprendrait du V ? C'était à n'y plus rien comprendre mais Ile était heureux, tellement, et l'on a si peu l'occasion de l'être.
Ile ouvrit une valise qu'Ile gardait toujours derrière la tête avec ses idées et y engouffra toutes les lettres en leur demandant de se tenir tranquilles et de ne pas le réveiller avant demain dix heures. Puis dans un sac qu'Ile gardait dans un autre recoin de sa tête Ile enfourna pêle-mêle l'âne, l'ivresse, et quelques compagnons qu'Ile leur avait inventés en cours de route. Avec le Z et le M et le E et le A, Ile avait donné naissance à un ZEMA, animal artique bien connu des autistes. Avec le E, le P, le U et le Y, Ile fabriqua un YEPU mais comme c'était une jeune personne qui lui plaisait beaucoup, Ile l'enleva du sac pour la coucher à ses côtés. Attention souviens-toi, de ce que tu as fait de l'Autre...! lui souffla une petite voix, comme à l’intérieur de soi. Oui, je sais, mais c'était un mercredi, aujourd'hui c'est vendredi et donc rien ne peut m'arriver ! lui répondit Ile sans se démonter.
Il demanda à YEPU si elle voulait bien feuilleter avec lui LE livre. Et tous deux, penchés sur les pages liquides - béances atrophiées se mirant vers des mondes nouveaux - collèrent des mots là où il ne fallait pas. Ainsi les ventriloques tombèrent des palmiers, une femme chanta sur une plume, la pluie fit fondre le beurre et un bateau pourfendit l'été. Ile, se sentant fatigué tout à coup, referma LE livre qui se mit à déborder.
Il ne faut pas jouer avec les mots lui avait dit sa mère ! Ile avait eu raison de ne pas l'écouter. Les mots, libérés, furent entraînés là où on leur interdisait d'aller d'ordinaire. Ils furetèrent partout dans l'appartement d'Ile qui s'en moquait puisque rien n'y était jamais à sa place. Ils se lavèrent dans l'évier, jouèrent à saute-moutons dans le couloir, se firent la courte échelle afin d'inspecter le dessus des placards, puis décidèrent de s'endormir dans le lit d'Ile, content car Ile n'aimait guère dormir seul les soirs d'été aux fenêtres à demi-ouvertes.
Le lendemain, un vent coulis avait tout mélangé, YEPU avait disparu, l'âne avait perdu la tête, les palmiers avaient fondu, Ile lui-même ne savait plus qui Ile était. De YEPU il ne restait que ses deux yeux jaunes déposés sur l'oreiller. Ile se dit : alors, elle aussi ? Et Ile enfila les yeux jaunes à la place des mauves qu'Ile avait volés la semaine dernière à Zénomie.
Puis Ile se souvint. Qu'Ile n'aimait ni le foie ni le céleri ni les poireaux, ni les cheveux qui font une boule au fond des lavabos de fortune et Ile se dit : Je suis encore bien moi. Ce qui le mit de mauvaise humeur pour toute la journée.
© 1993, Edith Soonckindt, Roosendaal