emmanuele sandron-3102Emmanuèle Sandron est une traductrice littéraire aguerrie, auteur d’un nombre incalculable de traductions de polars et de textes jeunesse, ainsi qu’auteur de textes personnels, poésies et nouvelles, dont trois romans parus chez Luce090 Wilquin (Belgique). Après avoir vécu au Luxembourg, elle est installée à présent à Bruxelles.

C’est là que je l’ai rencontrée pour la première fois, il y a quelques années déjà, et nous avons immédiatement sympathisé (comment pourrait-il en être autrement ?). Il y a eu d’autres rencontres depuis, que ce soit à Bruxelles ou en Arles, à l’occasion des Assises de la traduction littéraire.

Je suis heureuse aujourd’hui de vous la présenter par l’intermédiaire de cette interview en 14 questions. C’est parti, pour un plein d’enthousiasme et d’énergie, de grand professionnalisme aussi !

images1) Emmanuèle, tu as suivi des études de traduction (à l’EII de Mons), puis un troisième cycle en traduction littéraire au CETL (Bruxelles). Etant entendu que, tout comme les ateliers d’écriture, les cours de traduction ne peuvent insuffler ni le talent ni la fibre artistique, peux-tu nous livrer trois préceptes fondamentaux que tu aurais retenus de cet enseignement spécialisé par excellence ?

Plutôt que de préceptes, je parlerais d’idées directrices qui m’accompagnent au quotidien.

Le traducteur littéraire est un écrivain.

Il doit être attentif à la musique de la langue.

Il doit avoir le même rapport à l’implicite que l’auteur de l’original.

2) Tu traduis beaucoup de polars, ainsi que pour la jeunesse. Dirais-tu que ce sont des domaines porteurs, et quelles sont leurs spécificités ?

Oui, j’ai l’impression que ce sont les domaines les plus porteurs en librairie aujourd’hui. Mais il s’agit d’univers extrêmement variés.

La bonne littérature jeunesse est le royaume de l’inventivité et de la créativité. La difficulté est chaque fois de trouver la voix du narrateur ou de la narratrice. Après, bonjour le festival de néologismes, de jeux de mots et de casse-tête !519iRSwZHfL._SL160_PIsitb-sticker-arrow-dp,TopRight,12,-18_SH30_OU08_AA160_ C’est une excellente école d’écriture et, pour moi, un bonheur de chaque instant.

J’ai traduit une quinzaine de romans policiers du Brugeois Pieter Aspe pour Albin Michel. Cet auteur travaille la veine du polar culturel, avec beaucoup d’humour et un ancrage belge prononcé. C’est un cocktail qui me convient bien. Je me sens assez éloignée du polar très noir.

3) Tu traduis depuis trois langues (anglais, néerlandais, allemand), il doit y avoir des difficultés particulières dans chacune, j’imagine ? Lesquelles ? (si tant est que cela puisse se résumer en quelques mots)

Quand je traduis, mon objectif est de créer en français le même effet que dans la langue originale. Quelle que soit la langue source, je suis très attentive à supprimer les voix passives inutiles, à redistribuer adroitement les articles et les déictiques – leur emploi varie beaucoup d’une langue à une autre – et à gérer les adjectifs avec naturel. D’une manière générale, mon travail tient à ceci : trouver la note juste.

4) Si tu devais retenir une seule de tes traductions par langue, ce serait laquelle et pourquoi ?

41D8aWBVXPL._AA160_Pour l’allemand, L’Arche part à 8 heures de Ulrich Hub, paru chez Alice Jeunesse. Une courte fable philosophique et humoristique pour laquelle j’ai eu le coup de foudre. Ce livre tient du miracle, à tous les points de vue. Je me suis sentie portée par l’accueil très positif des lecteurs.

Pour le néerlandais, le très beau roman jeunesse Le jour de toutes les dernières fois de Martha Heesen, paru chez Thierry Magnier. Un roman d’une grande finesse sur le deuil et la différence, soutenu41H9hLe3BlL._SY344_BO1,204,203,200_ par une écriture magnifique. Il s’est passé quelque chose sur ce titre, de l’ordre de la correspondance ou de la résonance entre l’univers de Martha Heesen et le mien.

Pour l’anglais, Bienvenue sur Knoxland, un recueil de nouvelles de Brian McCabe, paru aux défuntes éditions Le Passeur. C’était au début de ma carrière de traductrice littéraire. J’ai beaucoup aimé le style pince-sans-rire de Brian McCabe. Et c’est ma première belle rencontre avec un auteur que je traduisais.

5) Dans l’absolu, et en dehors de tes propres travaux, quel auteur néerlandais ou flamand – on les connaît si mal – nous recommanderais-tu de lire de toute urgence ?

51u0t2twS0L._AA160_Hubert Lampo, un auteur flamand représentant la veine du réalisme magique, traduit merveilleusement par Xavier Hanotte.

6) Tu vis de ta plume, ce qui est prodigieux en soi. Comment y es-tu parvenue, en combien de temps, et quels conseils donnerais-tu à de jeunes traducteurs pour parvenir à ce niveau d’autonomie-là ?

J’ai commencé ma carrière comme traductrice “commerciale”. Pendant près de dix ans, j’ai traduit des articles de la presse médicale, des rapports des institutions européennes, des programmes de musique contemporaine. Ensuite, j’ai eu la chance que l’éditrice Luce Wilquin publie mon premier roman, puis mon deuxième. Quand elle a ouvert son catalogue à la littérature étrangère, c’est elle qui m’a proposé ma première traduction littéraire. Un peu plus tard, Albin Michel m’a confié la traduction d’un polar de Pieter Aspe. Cela démarrait enfin. Pendant quelques années, j’ai combiné le commercial et le littéraire, et puis j’ai décidé de me consacrer entièrement à la traduction littéraire.

Quels conseils donner aux jeunes ? Croire en soi. Saisir la chance quand elle passe. Arpenter les salons du livre et assister à un maximum de colloques et de tables rondes où des auteurs et des traducteurs littéraires prennent la parole. Accepter de rédiger des fiches de lecture pour des éditeurs, leur proposer des projets. S’affilier à l’ATLF pour rencontrer d’autres traducteurs et apprendre à faire respecter ses droits.

7) D’ailleurs, comment as-tu percé ? Contacts, chance, bouche à oreille ? D’autres pistes seraient-elles à creuser ?

images-1Le cas de ma première traduction est un peu particulier, comme je viens de l’expliquer, mais chaque histoire est singulière. Ensuite, Albin Michel est venu vers moi parce qu’un ami – il a ma reconnaissance éternelle – lui a soufflé mon nom. Mais le lendemain, je recevais une proposition des Presses de la Cité, qui m’avaient trouvée… dans le répertoire des traducteurs de l’ATLF. Une fois le premier contact établi, tout reste à faire, à commencer par la remise d’un échantillon de traduction convaincant.

Je peux te raconter une anecdote ? Au Salon du livre de Paris de 2003, j’ai assisté à une interview de l’auteur flamande Anne Provoost. J’ai été tellement intéressée par ce qu’elle disait de son écriture que je me suis empressée de lire tous ses romans en néerlandais. Je suis aussitôt tombée sous le charme de son premier livre, Mijn tante is een grindewal. Il m’a fallu plus de dix ans (!) pour convaincre un éditeur de le traduire en français. Ma Tante est un cachalot vient de paraître aux éditions Alice Jeunesse, et j’en suis très heureuse, car ce livre aborde avec tact et intelligence un sujet grave et apporte la preuve que la littérature jeunesse peut aussi être une littérature engagée.

D’autres pistes à creuser ? D’autres langues ! Il faut oser s’aventurer du côté des “petites” langues. Le marché y est certes réduit, mais les bons traducteurs finissent par percer. C’est d’ailleurs le pari qui sous-tend la création de l’Ecole de traduction littéraire du CNL.

8) Je crois savoir que tu travailles beaucoup. Pourrais-tu nous décrire une de tes journées, je suis assez curieuse de comprendre comment tu organises “tout ça” ?

images-3C’est vrai que je fais beaucoup de choses, car en plus de mes traductions, je suis active dans la revue TransLittérature, dont je co-assure la coordination éditoriale. Disons que je vis en littérature du matin au soir, et que mes proches ont parfois du mal à m’arracher à mon bureau pour un ciné, un verre ou un restau.

L’écriture me vient en marchant, et j’essaie de marcher en forêt ou au bord de l’eau au moins trois fois par semaine.

Je me couche rarement tôt…

9) A force d’expérience, que nommerais-tu les trois qualités indispensables à tout traducteur littéraire digne de ce nom ?

En plus d’une très bonne maîtrise de sa langue source et d’une excellente maîtrise de sa langue cible, l’endurance, la sensibilité littéraire et quelque chose qui s’apparente à l’oreille absolue.

10) Considères-tu la traduction comme un travail d’écriture à part égale avec ton travail de création ? L’un nourrit-il l’autre ?

Pour moi, la traduction est un vrai travail d’écriture. Si je traduis dix heures par jour et que j’écris deux heures, j’écris en fait douze heures.

Le fait d’écrire moi-même de la fiction adulte et des albums jeunesse me rend très sensible, quand je traduis, à la nécessité de “tirer le fil” d’un bout à l’autre du texte.51SmyJau1ML._AA160_

Cela étant, malgré tout ce que m’apporte la traduction en termes de maîtrise des outils (le lexique, la ponctuation, le rythme, le balancement de la phrase, le maniement des temps, etc.), l’écriture personnelle reste quelque chose à conquérir. À chaque texte, à chaque paragraphe, à chaque phrase, tout est toujours à recommencer.

11) L’on dit que pour bien traduire, il faut beaucoup lire. Est-ce ton cas, et si oui, quels sont tes auteurs francophones de prédilection ?

51N2GV2YBNL._SL160_PIsitb-sticker-arrow-dp,TopRight,12,-18_SH30_OU08_AA160_J’ai toujours beaucoup lu, et des auteurs très différents, mais je suis surtout sensible au travail des stylistes: une histoire m’intéresse avant tout pour la façon dont elle est racontée. Les premiers noms qui me viennent à l’esprit sont Julien Gracq, Gaston Compère, Christian Oster, François Emmanuel, Caroline Lamarche, Pascal Quignard… Le nom sur le bout de la langue m’avait beaucoup enthousiasmée.

J’aime les écritures du vingtième siècle. Je viens de relire plusieurs livres de Marguerite Duras. Elle parle ainsi de son écriture dans Ecrire : “Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera.” Cela me parle beaucoup.

Mais j’ajoute qu’on apprend aussi à traduire en lisant les traductions des autres. Pour TransLittérature, j’ai mis côte à côte plusieurs traductions françaises d’extraits identiques des œuvres de Freud et de Zweig et interrogé traducteurs et éditeurs sur leur démarche. Cette expérience a été extrêmement enrichissante pour moi.

12) Tu viens de passer un mois en résidence d’écriture au Château du Pont d’Oye. Qu’en as-tu retiré ?

Ce fut pour moi un grand bonheur. Nous étions huit auteurs, reçus royalement dans ce magnifique château. Nous discutions littérature et écriture à tous les repas (gastronomiques!) et, le soir, au coin du feu, nous nous lisions nosimages-5 textes. J’imaginais une résidence d’écriture comme un lieu solitaire et sauvage où on entre en soi jusqu’au vertige pour écrire douze heures par jour. En fait j’ai surtout occupé ces trois semaines à rencontrer l’autre, à l’interroger, à confronter ses pratiques aux miennes et à réfléchir à mon travail.

Nous avions deux obligations durant cette résidence : dîner ensemble tous les soirs (ce fut un plaisir!) et participer aux deux soirées littéraires organisées pour le public de la région. À ces occasions, à deux reprises, un de mes textes a été lu par un comédien professionnel, dans des conditions idéales d’écoute. Désormais, le lecteur de mes textes personnels n’est plus pour moi une entité floue. Cela aussi va avoir une grande influence sur mon écriture.

Enfin, cela faisait plusieurs annés que je ne m’exprimais plus que par la voix des autres, via mes traductions. L’écriture personnelle m’est revenue il y a un an, après une soirée littéraire au Pont d’Oye, justement. Il était important pour moi d’y retourner pour continuer à la féconder. Je suis revenue de là avec plusieurs projets dans ma besace et une écriture vivifiée.

13) Tu t’investis beaucoup dans des activités annexes (autrefois CA de l’ATLF et de l’ATLB, co-coordination de TransLittérature, expert externe pour le CNL). Vois-tu cela comme un nécessaire, ou carrément un indispensable, complément à ta carrière ?

Je vois plutôt ces activités comme des engagements, des manières de m’inscrire dans la cité et de partager avec des confrères et des consoeurs des expériences de vie en lien avec la littérature et la défense des droits des traducteurs.

410cb4RBZ6L._AA160_14) Quels espoirs entretiens-tu vis-à-vis de cette même carrière à moyen et à long terme ?

Je voudrais découvrir la Siri Hustvedt néerlandaise et la traduire. Et j’ai un certain nombre de projets personnels que je voudrais voir aboutir dans les années à venir…

Merci, chère Edith, pour cette interview !

Nota post interview : la sortie le 9 octobre 2015 chez Luce Wilquin du quatrième livre d’Emmanuèle, un recueil de sept nouvelles tout en finesse autour du désir, servi par une écriture maîtrisée et un agencement intelligent des histoires tantôt réalistes, tantôt oniriques… A découvrir de toute urgence ! Voici la quatrième pour vous allécher (distribution : Belgique, Luxembourg, France, et Amazon) :
51cC0q+cObL._SL160_

Et là je sens que je souris de toute ma bouche, de tous mes yeux, de tous mes cheveux, de tout mon corps. Et j’ai une énorme, une terrible, une folle envie de la prendre dans mes bras, et je me bats contre moi-même et contre le bonheur qui monte, je me bats pour le faire, pour la prendre dans mes bras, et je me bats pour ne pas le faire, la prendre dans mes bras, et je me dis : «Non, non, attends encore, attends encore un peu. Si tu le fais tout de suite, ce sera fait, et le bonheur de la première fois sera derrière toi, il ne sera pas devant toi comme maintenant, jouis, profite de l’idée de ce bonheur qui vient, qui n’est pas encore là, mais qui va arriver, là, maintenant, tout de suite, tantôt, plus tard.» 

Sept nouvelles qui explorent le désir, en passant par les cases de l’interdit, de la transgression et de la volupté.

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